Après-guerre, la reconnaissance internationale de l’Espagne franquiste
Mis en danger par la victoire alliée et maître du dernier « régime criminel » encore en place en Europe en 1945, c’est curieusement le début de la Guerre froide, après moult tractations, qui sauve Franco. La France est largement scandalisée.
En mars 1946, dans les cinémas français, les spectateurs apprennent par Les Actualités Françaises que les relations entre la France et l’Espagne se sont brusquement tendues (INA) :
« Franco tiendra-t-il encore longtemps ? La France, celle de la Résistance et de la victoire contre le fascisme, a décidé de fermer sa frontière du sud. Et d’un bout à l’autre des Pyrénées, le jour s’est levé sur des voies désertes et des barrières fermées. […]
D’Hendaye à Cerbère, une barrière est tendue. Seul maintenant le vent peut passer, ce vent sera peut-être le vent de la liberté. »
Tout était prêt pour une liquidation du survivant ibérique des régimes vaincus l’année précédente.
En janvier 1944, les États-Unis avaient fermé le robinet du pétrole, plombant définitivement une économie espagnole déjà exsangue depuis la fin de la guerre civile. Exprimant un sentiment largement partagé dans l’opinion publique, plusieurs journaux n’appréciaient guère que l’Espagne franquiste, hier alliée de l’Allemagne et asile de nombreux évadés nazis comme de collaborateurs français, s’en tire aussi facilement.
L’Aurore accuse Madrid de ravitailler discrètement les poches allemandes sur le littoral atlantique français. La France Nouvelle, le nouvel hebdomadaire du PCF, tire à boulets rouges sur l’Espagne de Franco « tâche honteuse sur la carte de la nouvelle Europe », à la fin de l’année, après les combats de la Libération de la France, des maquisards espagnols de la Résistance franchissaient les Pyrénées pour initier, par le val d’Aran, le mouvement libérateur vers l’Espagne. Mais ce fut un échec sanglant.
Le 10 février 1946, la nouvelle tant redoutée tombe : dix prisonniers antifascistes sont fusillés en Espagne, dont deux officiers FFI et héros de la Libération de la France. Londres et Paris exigent des explications de Madrid et des manifestations de protestation ont lieu dans de nombreuses villes européennes et nord-américaines.
Si le général de Gaulle n’avait guère exprimé le désir d’en découdre avec l’Espagne, son successeur, le socialiste Félix Gouin qui dirige un gouvernement où les communistes sont puissants, choisit une voie plus ferme. Le 1er mars 1946, la frontière est fermée.
Mais Franco décide de prendre les devants, et boucle la frontière pyrénéenne avant l’application de la décision française. Le jour même, il ordonne quatre nouvelles exécutions de républicains à Barcelone, soulevant naturellement un nouveau torrent d’indignation.
La France va désormais saisir ses alliés en raison « des dangers que la situation actuelle en Espagne fait courir à la sécurité internationale », rapporte Paris-Presse/L’intransigeant. Et Paris demande que le Conseil de sécurité de l’ONU soit saisi.
La presse de gauche française retrouve des accents de 1936. Jeunesse, l’organe des jeunes socialistes, appelle à la mobilisation générale.
Cependant, l’escalade verbale en demeure là car la tension frontalière se mue en crise ; l’Espagne s’attend à être attaquée et mobilise.
De plus, la fermeture de la frontière pyrénéenne a des conséquences non négligeables pour l’industrie française. Des entreprises, notamment dans les secteurs ferroviaires et automobiles mais également les phosphates d’Algérie, perdent un débouché important, celui de l’industrialisation des provinces espagnoles. Pour ses commandes, la RENFE s’adresse désormais aux Britanniques, moins bégueules.
Il faut trouver une issue.
Depuis Washington et Londres et avec le soutien de Paris, on presse Madrid de procéder à des élections libres, ou bien une restauration monarchique. Sous la plume de Georges Soria dans Ce Soir, le « deal » américain serait le suivant : un roi, contre les mannes du Plan Marshall. Si le résumé est abrupt, il n’est pas si loin de la vérité : c’est Franco et non le régime franquiste qui fait achopper la reconnaissance pleine et entière de l’Espagne.
Le rapport de force se dégonfle peu à peu. Le 21 mars, Washington confirme son refus de saisir l’ONU à propos de l’Espagne. Prenant la main sur le dossier espagnol, les États-Unis entament des négociations avec Franco, tandis que la Grande-Bretagne assure à la France que « Le régime franquiste ne fait pas courir de risques réels à la sécurité internationale », rapporte Combat en Une à la mi-mars.
Le 6 février 1948, une délégation française est reçue à Madrid et les deux pays signent un protocole d’accords.
La crise est terminée, les barrières sont relevées, marchandises et personnes traversent de nouveau les Pyrénées après deux ans d’interruption. On en profite pour solder un certain nombre de questions diverses demeurées en suspens depuis la fin de la guerre civile.
À l’instar des autres titres de la presse de gauche, L’Émancipateur, organe socialiste berrichon, est scandalisé et parle de capitulation française :
« Ainsi est consommée la capitulation devant Franco exigée par Washington.
En renforçant le pouvoir et le prestige de l'assassin du peuple espagnol, Georges Bidault et le gouvernement de la Troisième force, mettent en péril l'Indépendance et la sécurité de la France. »
A l’inverse, exprimant le point de vue d’une partie importante de l’économie française, et surtout celle des départements frontaliers, Les Dernières Dépêches de Dijon résument ces deux années de boycott : « [ça] nous aura couté cher ».
Entre ces deux points de vue, le caricaturiste de Carrefour, journal démocrate-chrétien issu de la Résistance, se moque gentiment de la cyclothymie française :
Pourquoi ce brusque revirement ? Et à quel prix la France dut-elle manger son chapeau ?
En échange d’une rallonge aux subsides du plan Marshall bien sûr. Le président Harry S. Truman, qui prépare alors une campagne présidentielle difficile, est intraitable sur le dossier espagnol. Tandis que le Rideau de fer tombe sur l’Europe, il faut intégrer l’Espagne dans le concert occidental. Et la guerre de Corée vint précipiter une décision désormais inéluctable.
En septembre 1950, l'Espagne et le Portugal cherchent à négocier conjointement, rappelle La Croix, tandis que la 5e session des Nations Unies inscrit à son ordre du jour « l’éternelle question espagnole » et que la flotte espagnole opérait opportunément des manœuvres d’importance au large des Canaries.
Pour Franco, « l’Espagne est le donjon du château européen » et il fait connaître son souhait de participer aux opérations en Corée. Dès lors, en novembre 1950, l'Assemblée générale de l'ONU annule par une large majorité la résolution de condamnation du régime franquiste de décembre 1946. La France s’abstient. Mais, dans les départements pyrénéens, beaucoup souhaitent également une normalisation des rapports entre les deux pays voisins.
Paris saute finalement le pas en janvier 1951 par la nomination, non sans protestations en France, d’un ambassadeur français à Madrid : les rapports entre la France et l’Espagne franquiste sont définitivement réglés.
Les négociations entre l’Espagne et les Etats-Unis battent leur plein durant l’été 1951. L'intérêt des États-Unis pour l'Espagne s'explique par sa valeur géostratégique. La péninsule doit accueillir bientôt de nombreuses bases militaires américaines :
Naturellement, la presse communiste française s’étrangle devant la preuve patente de la collusion des intérêts « impérialistes » américains avec ceux du régime franquiste honni.
Les Accords de Madrid sont signés le 23 septembre 1953 ; plusieurs milliers de militaires américains s’installent dans la Péninsule, emmenant avec eux des dollars bienvenus. Car, comme le rappelle l’hebdomadaire Carrefour, l’économie espagnole est à bout de souffle et le développement du territoire est encore tout à fait arriéré par rapport au reste de l’Europe.
La nouvelle manne étrangère ne vint pourtant pas que des Etats-Unis. Dès 1951, ce sont 1,2 millions de touristes qui se sont pressés vers la péninsule, rappelle L'Information financière, économique et politique. Et L’Aurore d’évoquer la seule guerre qui semble captiver les touristes français en Espagne : la « guerre des deux pièces ». Car la Française s’entiche de porter un bikini, formellement interdit sur les pages ibériques. Le journal se veut rassurant :
« En fait, il vaut mieux ne pas emporter de deux pièces en Espagne. Mais il ne faut pas croire pour cela qu'on sera fusillé parce qu'on en arbore un. »
Rien ne s’oppose plus, désormais, au voyage officiel du président américain Dwight Eisenhower, ancien chef militaire de la coalition qui avait vaincu le fascisme en 1945, en Espagne. A l’aéroport de Madrid en 1959, il est accueilli à bras ouverts par un Franco vieillissant, mais toujours présent.