Interview

La France coloniale au XIXe siècle, un « empire de velours » ?

le 17/01/2023 par David Todd , Benoît Collas
le 13/01/2023 par David Todd , Benoît Collas - modifié le 17/01/2023

Dans une étude éclairante sur la géopolitique française au XIXe siècle, l’historien David Todd dresse un bilan des formes militaires, économiques et culturelles de la colonisation française, alors pensée comme « douce ».

David Todd est historien et professeur à Sciences Po. Docteur de l’université de Cambridge, il y a enseigné ainsi qu’au King’s College de Londres jusqu’en 2021. Ses recherches portent sur les aspects internationaux de l’histoire de France et les transformations de l’économie mondiale entre 1750 et 1914.

Son dernier ouvrage, A Velvet Empire: French Informal Imperialism in the Nineteenth Century, paru aux Princeton University Press en 2021, vient d’être traduit et publié aux éditions La Découverte sous le titre Un empire de velours : l’impérialisme informel français au XIXe siècle.

Propos recueillis par Benoît Collas.

RetroNews : Pourquoi un livre consacré aux aspects informels de l’empire français au XIXe siècle, et pourquoi ce titre d’empire « de velours » ?

David Todd : L’empire français sous ses aspects informels a été très peu étudié en France, alors qu’il s’agit depuis longtemps d’une approche assez classique dans le cas de beaucoup d’autres impérialismes – britannique, américain, soviétique, japonais –, et alors que justement, cette approche se justifie particulièrement dans le cas français.

L’impérialisme peut être vu comme un iceberg : une partie émergée, l’empire formel (les territoires occupés, que l’on voit sur la carte), et une partie immergée qui représente les territoires contrôlés par des manières plus douces. Et comme on le sait, la partie immergée d’un iceberg est souvent la plus massive.

J’ai choisi l’expression « de velours » pour mettre l’accent sur les méthodes de domination douce plutôt que de colonialisme formel, mais aussi parce que le moteur de cet expansionnisme économique et culturel français reposait beaucoup sur la séduction des élites étrangères et le commerce de luxe, que le velours symbolise bien.

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Vous avez tout d’abord publié ce livre en anglais. L’empire informel français est-il mieux connu dans le monde académique anglophone, précurseur des études impériales et globales ?

Ce qui est certain est que le questionnement qui a inspiré ce livre vient des débats du monde universitaire anglophone, bien antérieurs aux débats sur l’histoire globale : l’histoire des impérialismes informels date des années 1950, avec l’article fondateur en 1953 de deux grands historiens britanniques, Ronald Robinson et John Gallagher. C’est donc un concept issu de l’époque de la décolonisation, lorsque l’on essaie de comprendre sur la longue durée l’impérialisme britannique mais aussi le néocolonialisme. 

Et ce vieux concept est resté très utilisé par les historiens. Citons les deux qui ont écrit les histoires globales du XIXe siècle les plus influentes : Christopher Bayly, auteur anglais de La Naissance du monde moderne, était un doctorant de Gallagher et partait de ce concept d’impérialisme ; Jürgen Osterhammel, auteur allemand de La Transformation du monde au XIXe siècle, a fait son doctorat au Royaume-Uni sur l’impérialisme informel européen en Chine. On voit donc bien que la conception d’un impérialisme intégrant sa dimension informelle est un des soubassements du tournant global.

J’en suis personnellement venu à ce sujet pour apporter des perspectives globales à l’histoire française du XIXe siècle. Je voyais bien les travaux très intéressants de mes collègues qui partaient, comme on le fait pour le Royaume-Uni, de l’histoire coloniale de la France pour introduire du global, mais l’empire colonial français n’avait pas du tout les mêmes dimensions que celles de son voisin : en 1914, ce dernier compte 15 fois plus de colons et 10 fois plus de sujets coloniaux que la France. Toutefois, si on fait l’effort de prendre en compte la dimension informelle tout au long du XIXe siècle, la part de la France dans l’impérialisme européen se révèle beaucoup plus importante.

« On pense souvent à l’exportation du modèle révolutionnaire français, mais selon moi ce qui séduit le plus à l’étranger c’est la France contre-révolutionnaire. »

Comment faire concrètement l’histoire d’un empire informel par définition insinueux, ou du moins, difficile à saisir ?

C’est une très bonne question car on ne fait pas d’histoire sans sources. Étudier un empire formel est plus facile, même s’il ne faut pas oublier que les archives coloniales sont à étudier avec beaucoup de précautions car elles déforment beaucoup plus la réalité que l’on ne peut le supposer au premier abord. Pour l’impérialisme informel, on doit avoir recours à des sources plus dispersées qu’il faut relier entre elles. Mais elles ont souvent l’avantage d’être moins « hypocrites » sur les buts poursuivis.

Dans le cas français, cela signifie se déplacer des archives coloniales aux archives des affaires étrangères et aux archives du monde du travail, et plus concrètement, plutôt qu’aller à Aix-en-Provence on se rend à La Courneuve et à Roubaix – peut-être que l’empire informel français a été peu étudié parce que les historiens américains préfèrent aller sur la Côte d’azur qu’à La Courneuve ou dans le Nord… 

Avec ce livre, j’essaie d’esquisser un modèle général qui, je dois le reconnaître, ne pousse pas jusqu’au bout la méthode à appliquer : pour faire l’histoire d’un empire informel, il faudrait consulter les archives de chaque pays dominé. Mon livre reste donc une histoire française avec des perspectives globales, qui propose des pistes à explorer davantage.

Votre étude commence en 1815. Quel empire lèguent la Révolution et Napoléon ?

L’empire dont je parle dans le livre est monarchique et contre-révolutionnaire, il est donc davantage napoléonien que révolutionnaire. Mais loin d’être archaïque, il s’agit d’une monarchie réconciliée avec la modernité capitaliste. Il est très important d’avoir à l’esprit que le XIXe siècle français n’est pas une lente et irrésistible progression vers une république parlementaire, de 1789 à 1870 (ou plus justement 1875, si ce n’est 1877…).

On pense souvent à l’exportation du modèle révolutionnaire français, mais selon moi ce qui séduit le plus à l’étranger c’est la France contre-révolutionnaire, celle qui surmonte les révolutions et réussit à rétablir l’ordre en instaurant une monarchie conservatrice. Ce qui séduit les élites étrangères c’est bien cette monarchie moderne, qui s’accommode très bien de formes de travail comme l’esclavage ou la corvée en Égypte, qui dérangent beaucoup plus les libéraux anglais.

Cette dimension monarchique de la culture française contemporaine n’a pas été assez étudiée selon moi. D’ailleurs, pour faire une autre critique à mon travail, je ne traite pas des républiques sœurs fondées pendant la Révolution puis des royaumes dirigés par la famille de Napoléon, alors que l’on trouve déjà cette domination informelle – qui s’appuie certes sur une domination formelle, l’occupation militaire – par la diffusion de la culture française monarchique sur ces territoires.

Évidemment il est difficile d’identifier nettement ruptures et continuités, mais je me positionne à contre-pied de la représentation commune d’un XIXe siècle hérité de la Révolution. Mon étude se poursuit d’ailleurs jusqu’à la fin des années 1870 car tout au long de cette décennie, le régime se cherche et oscille entre républicanisme et monarchisme.

Qu’entreprend alors la monarchie restaurée et les élites qui récupèrent le pouvoir en 1815 ?

En 1815 l’empire formel français est très amoindri. La monarchie restaurée réfléchit à l’échec de l’entreprise napoléonienne : 1815 est un moment où un certain nombre d’intellectuels, qui reprennent d’ailleurs des réflexions de la fin du XVIIIe siècle après la défaite de la guerre de Sept Ans, remettent en cause la conquête formelle qui est considérée comme trop coûteuse, hasardeuse, etc. Ils n’emploient pas l’expression d’empire informel mais imaginent très explicitement des formes d’empire sans souveraineté.

Le projet est relativement simple : utiliser son commerce et son prestige comme leviers pour sa puissance et ses profits, à la manière d’une spéculation financière. Les élites fantasment alors de nouvelles monarchies sous influence française, en Amérique latine et dans le monde ottoman notamment, même si la première tentative d’établissement d’une domination informelle concerne la jeune république d’Haïti en 1825. 

« Les colons sont bien souvent très républicains […] : la IVe République, parlementaire, s’effondre car son empire formel est en crise, et la Ve République, monarchique, y renonce et a recours à un impérialisme informel, comme en témoigne la « Françafrique ». »

La monarchie de Louis-Philippe, puis la IIe République et l’empire restauré de Napoléon III constituent-ils des ruptures pour l’empire français, ou y a-t-il au contraire continuité ?

Il y a surtout des continuités, et cet empire informel atteint son apogée sous le Second Empire. Toutefois, si la période proprement républicaine de la IIe République est très courte, on voit bien une rupture puisque les républicains préfèrent la domination formelle : c’est par exemple le moment où ils décrètent que l’Algérie est la continuation de la France et doit ainsi avoir des départements – ce sur quoi le Second Empire revient ensuite.

Sans caricaturer, puisqu’il s’agit d’un spectre de possibles et non d’un choix binaire, on voit donc assez bien la distinction entre les monarchistes favorables à un empire informel et les républicains privilégiant un empire formel. D’ailleurs, les colons sont bien souvent très républicains, en premier lieu dans le monde anglophone : aux États-Unis bien sûr, mais aussi en Afrique du Sud, et même en Australie. Et cette lecture fonctionne aussi pour la France plus contemporaine : la IVe République, parlementaire, s’effondre car son empire formel est en crise, et la Ve République, monarchique, y renonce et a recours à un impérialisme informel, comme en témoigne la « Françafrique ».

Évidemment, le cas de l’Algérie fait a priori figure d’exception en étant la plus formelle des colonies au XIXe siècle. Mais je propose une nouvelle interprétation de la conquête de l’Algérie, en montrant qu’elle cadre finalement très bien avec le modèle de l’empire informel tel qu’il a été élaboré par Robinson et Gallagher, puisqu’ils ne disent pas que l’informel exclut le formel, mais que l’on privilégie l’informel tant que l’on peut : c’est seulement si on échoue que l’on durcit les méthodes – on ôte le gant de velours pour dévoiler une main de fer.

Ainsi, les Français ont rêvé pendant longtemps d’une domination informelle de l’Afrique du Nord, et ce qu’il s’est passé n’est pas ce qu’ils avaient voulu au départ : sous la monarchie de Juillet, on souhaite un partenariat avec l’émir Abdelkader, et même après une guerre très dure dans les années 1840 on trouve encore des projets d’un « royaume arabe » sous influence française. C’est justement son échec qui mène à un empire beaucoup plus formel ; ainsi je ne pense pas que l’Algérie invalide le modèle que je propose. Ces hésitations sont d’ailleurs un des facteurs expliquant que la colonie se mette lentement en place. Le but n’est donc absolument pas de minorer les violences de la conquête, mais de montrer qu’elles sont l’expression de la frustration des Français qui échouent à étendre leur influence.

Quels changements profonds s’opèrent sous la IIIe République ?

Le système colonial en Algérie tel qu’on le connaît au XXe siècle n’est véritablement mis en place que dans les années 1870, car, pour en revenir à la vision républicaine de l’impérialisme, c’est la IIIe République qui entérine cette domination très formelle. Et plus tard, dans l’entre-deux-guerres notamment, ce sont des historiens très républicains qui ont écrit l’histoire de cette conquête en présentant ce qui s’est passé durant la phase 1830-1870 comme des erreurs commises par des dirigeants qui ne savaient pas « comment construire un empire »… Le but de ma démonstration est donc de sortir de ce récit téléologique : il est certain qu’en 1830, les élites françaises ne voyaient pas Alger comme le début d’un empire territorial, englobant la moitié de l’Afrique.

Et il en est de même pour l’Indochine. La prise de Saïgon en 1861 n’a pas davantage pour objectif une colonisation formelle, mais a comme modèles Hong Kong et Singapour : le but est d’avoir une « plaque tournante », un comptoir commercial dans une région. Il s’agit d’un empire de réseaux dans une économie mondialisée : il faut avoir des points stratégiques, certes occupés militairement, mais l’idée n’est pas d’ensuite étendre le territoire pour fonder de vastes colonies. Le ministre de la Marine française, en donnant ses instructions au premier gouverneur de Saïgon, résume bien cette politique :

« Il ne s’agit pas de fonder une colonie [en Cochinchine] avec des colons d’Europe, des institutions, des réglementations et des privilèges ; non, c’est un véritable empire qu’il faut créer ; il nous amènera dans l’Extrême Orient à l’une des plus belles et des plus puissantes positions politiques et commerciales. »

Il y a donc bien un véritable basculement dans les années 1870. On peut dans une certaine mesure identifier des continuités, principalement la dimension financière de l’impérialisme informel français. En effet, on parle souvent de « diplomatie du dollar » pour les États-Unis au XIXe siècle, mais il y avait aussi une diplomatie du franc, notamment avec des prêts de capitaux à des gouvernements étrangers. L’épisode le plus connu est celui des emprunts russes, qui s’appuie bien sur les mêmes structures que celles du milieu du siècle. Pour autant, cela ne débouche pas sur un impérialisme informel français en Russie – ce sont même les Russes qui manipulent la presse et les épargnants français.

Les discontinuités sont ainsi bien nettes : la IIIe République établit un impérialisme formel, différent de l’impérialisme informel monarchique à la fois sur les plans idéologique et économique. Il ressort de ces différentes visions impérialistes un paradoxe intéressant : la rhétorique coloniale républicaine est beaucoup plus émancipatrice puisque l’idée est « d’apporter la civilisation à tous », mais bien entendu dans les faits, l’empire républicain est beaucoup plus coercitif. Alors que de son côté, l’impérialisme informel monarchique, avec sa logique de réseaux, se borne à contrôler des matières premières et développer son commerce de luxe à l’international.

À quelle période situez-vous « la chute de l’empire de velours » ? Quelles similitudes et quelles dissemblances avec les États-Unis de ces dernières décennies identifiez-vous ? 

Mon livre passe peut-être un peu trop vite sur la chute de cet empire de velours. Il y a un élément contingent qui est la succession de désastres militaires : échec cuisant de l’expédition mexicaine en 1867 qui a pour conséquence la diminution des crédits militaires, défaite écrasante face à la Prusse en 1870 qui fait s’effondrer le prestige global de la France à l’international, le tout culminant avec l’occupation de l’Égypte par le Royaume-Uni en 1882, épisode très mal vécu par les Français puisqu’il s’agit alors de leur colonie informelle la plus lucrative. Ces revers militaires, cumulés à l’idéologie de la République ayant finalement triomphé des monarchistes, font que c’est à ce moment-là que la France tombe dans une sorte de frénésie coloniale afin de compenser cet effondrement.

Concernant les États-Unis, il y a beaucoup de débats aujourd’hui autour de « l’empire américain ». Je ne suis pas spécialiste du sujet, mais à mon sens l’empire informel français du XIXe siècle est plus utile que l’empire britannique pour comprendre l’impérialisme américain des XXe-XXIe siècles, alors que l’on pense souvent que l’un a succédé à l’autre. En effet, l’impérialisme français était à plusieurs égards plus moderne, plus innovant que l’impérialisme britannique, et certains éléments ont été réutilisés par les Américains. On voit très bien les connexions avec l’impérialisme français dans Irresistible Empire, un livre écrit par l’historienne Victoria de Grazia qui étudie l’impérialisme américain dans l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire à ses débuts : exportations de marchandises et de capitaux, statuts privilégiés des expatriés, etc.

Ça ne veut évidemment pas dire que les Américains ont analysé et copié l’impérialisme informel français : ce sont les effets de structure d’une domination informelle par un pays capitaliste. Car ce que j’essaie aussi de montrer dans ce livre, c’est que la France du XIXe siècle est bien plus capitaliste qu’on ne le pense souvent et innove dans ce domaine, même si elle n’a pas autant d’usines et de mines que le Royaume-Uni. Il faut pour cela ne pas réduire son analyse au cadre de l’industrialisation, comme l’ont longtemps fait les historiens, et revenir à une définition du capitalisme comme transformation des biens et services en marchandises – une conception que l’on trouvait déjà dans les écrits de Karl Marx, au-delà de ses travaux sur la grande industrie, et qui inspire les nouvelles histoires du capitalisme en vogue aux États-Unis.

Le célèbre philosophe Walter Benjamin avait déjà vu cette modernité économique de la France – dont la vitrine est Paris – au XIXe siècle par la marchandisation. Par exemple, aux expositions universelles, ce sont les Français qui veulent afficher les prix sur les marchandises alors que les Anglais ont des scrupules moraux à le faire. Il ne faut donc pas appliquer les critères de l’empire britannique sur la France et la considérer comme archaïque, en retard sur le Royaume-Uni.

Il y a ainsi des ressemblances dans les moyens employés, et on peut même en trouver sur le plan idéologique puisque comme je l’ai dit, l’empire informel français est anti-révolutionnaire, et la dimension anti-communiste de l’empire américain est très importante à son âge d’or. Une différence de taille qu’il faut par contre noter est que l’impérialisme informel français visait des élites étrangères, alors que l’empire américain cherche à séduire les masses.

Enfin, l’empire américain s’est avéré beaucoup plus puissant et durable que l’empire de velours. Mais l’impérialisme informel français reste très utile selon moi pour penser l’impérialisme américain, du moins plus pertinent que l’impérialisme britannique. Et si l’empire français s’est avéré fragile, on peut penser que l’empire informel américain présente aussi des fragilités et pourrait s’effondrer rapidement.

David Todd est historien et professeur à Sciences Po. Un empire de velours : l’impérialisme informel français au XIXe siècle vient d’être publié aux éditions La Découverte.